5

Au long de ces quatre années de guerre, je perdis progressivement le sens de ce que pouvait être la paix. Mes souvenirs des années précédant la guerre s’estompaient peu à peu. Je ne pouvais plus imaginer un jour sans communiqué du front. C’est que ce jour-là aurait perdu presque tout son charme. De quoi était faite la journée, à part cela ? On allait à l’école, on apprenait à écrire et à compter, plus tard le latin et l’histoire, on jouait avec ses camarades, on allait se promener avec ses parents, mais est-ce que cela pouvait remplir une existence ? Ce qui faisait le sel de la vie et donnait au jour sa couleur, c’étaient les opérations militaires. Si une vaste offensive était en cours, avec des prisonniers par centaines de milliers, des forts enlevés et “des prises considérables en matériel de guerre”, alors c’était la fête, on pouvait faire travailler sans fin son imagination, on vivait intensément, comme plus tard quand on serait amoureux. S’il n’y avait que de fastidieuses batailles défensives, “à l’ouest rien de nouveau”, voire “un repli stratégique effectué conformément aux prévisions”, la vie tout entière prenait une coloration grise, jouer à la guerre entre camarades ne présentait aucun charme, et les devoirs étaient deux fois plus ennuyeux.

Chaque jour, je me rendais au commissariat de police distant de quelques rues. Le communiqué du front y était affiché au tableau noir, plusieurs heures avant qu’il ne parût dans le journal. Une étroite feuille blanche, plus ou moins longue, semée de majuscules sautillantes qui émanaient manifestement d’une machine à reproduire extrêmement fatiguée. Pour tout déchiffrer, il fallait que je me dresse sur la pointe des pieds en renversant la tête en arrière. Je le faisais avec dévotion, chaque jour.

J’ai dit que je n’avais plus d’idée précise de la paix ; en revanche, j’avais une idée de la “victoire finale”. La Victoire finale, la grosse somme qu’on trouverait inévitablement un jour en additionnant toutes les victoires partielles contenues dans le communiqué du front : à l’époque, c’était pour moi ce qu’est pour le chrétien croyant le Jugement dernier et la Résurrection de la chair, ce qu’est pour le juif croyant la venue du Messie. C’était une inimaginable amplification de toutes les victoires annoncées, dans laquelle le nombre de prisonniers, les conquêtes territoriales et les prises de guerre étaient si énormes qu’ils s’annulaient eux-mêmes. J’attendais la victoire finale avec une sorte de passion farouche et cependant contenue ; elle viendrait un jour, c’était inéluctable. La seule chose qu’on pouvait se demander, c’est ce que la vie pourrait encore offrir ensuite.

Même entre juillet et octobre 1918, j’attendais encore la victoire finale, bien que j’eusse assez de bon sens pour remarquer que les communiqués du front étaient de plus en plus pessimistes et que j’attendais envers et contre toute raison. Pourtant, la Russie n’était-elle pas battue ? Est-ce que l’Ukraine n’était pas à “nous”, prête à fournir tout ce qui était nécessaire pour gagner la guerre ? Est-ce que “nous” ne tenions pas encore des positions avancées en France ?

Il est vrai que, même moi, je ne pouvais plus ignorer à ce moment que beaucoup de gens, vraiment beaucoup, presque tous, s’étaient peu à peu forgé une autre idée de la guerre que moi, bien que mon opinion ait été à l’origine l’opinion de tous – si elle était devenue mienne, c’est précisément parce que c’était l’opinion commune ! C’était particulièrement fâcheux que tout le monde, ou presque, se fut apparemment lassé de la guerre juste au moment où un petit effort supplémentaire aurait été nécessaire pour sortir les communiqués du marasme des “tentatives de déploiement avortées” et des “retraits en bon ordre sur des positions de verrouillage préparées à l’avance”, et les ramener dans la sphère rayonnante des “avancées de trente kilomètres”, des “positions ennemies anéanties”, des “trente mille prisonniers” !

Devant les boutiques où j’attendais mon tour pour avoir du miel de synthèse ou du lait écrémé – car ma mère et la bonne n’y suffisaient plus et je devais à l’occasion faire la queue moi aussi –, j’entendais les femmes récriminer et proférer des paroles déplaisantes, qui manifestaient leur totale incompréhension. Je ne me contentais pas toujours d’écouter. J’élevais sans crainte la voix, une voix encore impubère, pour leur représenter la nécessité de “tenir”. La plupart du temps, les femmes commençaient par rire, puis s’étonnaient et – c’était touchant – il leur arrivait même de perdre leur assurance et de ne plus oser parler. Je quittais le théâtre de cette bataille oratoire en brandissant victorieusement un quart de litre de lait écrémé. Mais les communiqués ne s’amélioraient pas.

Puis, à partir d’octobre, la révolution commença de gronder. Elle se prépara comme l’avait fait la guerre : l’air ambiant fut soudain plein de termes et de concepts nouveaux, et pourtant, comme la guerre, la révolution survint presque par surprise. Mais ici s’arrête l’analogie. Quoi que l’on puisse dire de la guerre, elle avait formé un tout, quelque chose qui marchait, au moins au début, un succès dans son genre. On ne peut en dire autant de la révolution.

Malgré l’épouvantable malheur qu’elle a entraîné, la déclaration de guerre est restée pour presque tout le monde liée à quelques jours inoubliables d’édification et d’enthousiasme, alors que la révolution de 1918, qui a pourtant fini par apporter la paix et la liberté, est un mauvais souvenir pour presque tous les Allemands. Cela a pesé lourdement sur le destin ultérieur de l’Allemagne. La guerre a éclaté au cœur d’un été rayonnant, alors que la révolution s’est déroulée dans l’humidité froide de novembre, et c’était déjà un handicap pour la révolution. On peut trouver cela ridicule, mais c’est vrai. Plus tard, même les républicains l’ont senti : ils n’ont jamais vraiment voulu qu’on leur rappelle le 9 novembre, et ils n’en ont jamais fait une fête officielle. Les nazis ont toujours eu beau jeu d’opposer août 14 à novembre 18. Novembre 18 : la guerre finissait, les femmes retrouvaient leurs maris, les hommes retrouvaient leur vie, mais, curieusement, cette date n’évoque nulle idée de fête, bien au contraire ; elle est synonyme d’aigreur, de défaite, de peur, de fusillades absurdes, de confusion – et bien sûr de mauvais temps.

La révolution proprement dite, je n’en ai pas vu grand-chose. Le samedi, le journal fit savoir que l’empereur avait abdiqué. Je fus un peu surpris qu’on n’en fit pas plus de cas. C’était juste une manchette, et j’en avais vu de plus grosses pendant la guerre. En réalité, il n’avait même pas encore vraiment abdiqué que nous lûmes la nouvelle dans le journal. Et quand il le fit pour de bon, peu après, cela n’avait presque plus d’importance.

Il y eut plus bouleversant que le titre “Abdication de l’empereur” : dès le dimanche, la gliche Rundschau2 s’appelait Die Rote Fahne3, grâce à quelques ouvriers imprimeurs gagnés à la révolution. Quant au contenu, il n’avait guère changé, et quelques jours plus tard le journal retrouva aussi son titre. Une anecdote qui pourrait presque servir de symbole à toute la révolution de 1918.

C’est aussi ce dimanche-là que j’entendis pour la première fois des coups de feu. De toute la guerre, je n’en avais entendu aucun. Mais, maintenant que la guerre se terminait, on commençait à tirer chez nous, à Berlin. Nous nous trouvions dans une des pièces qui donnaient sur la cour ; nous avons ouvert la fenêtre et entendu des salves de mitrailleuse, lointaines, mais perceptibles. J’étais oppressé. Quelqu’un nous expliqua comment différencier le son des mitrailleuses lourdes et des mitrailleuses légères. Nous nous demandions qui pouvait bien se battre, émettant des hypothèses. Les coups de feu venaient du quartier du château. La garnison se défendait-elle ? Les révolutionnaires avaient-ils des problèmes ?

Si j’avais conçu quelques espoirs à ce sujet – car j’étais, ce qui n’étonnera personne après ce que je viens de raconter, un farouche adversaire de la révolution –, ils furent déçus le lendemain. Il s’agissait d’une fusillade stupide entre différents groupes révolutionnaires, dont chacun se sentait le légitime propriétaire des écuries royales. La révolution avait manifestement vaincu.

Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? La pagaille et la fête, tout sens dessus dessous, l’aventure, une anarchie bariolée ? Nullement. Au lieu de cela, dès ce même lundi, le plus redouté de nos professeurs, un tyran colérique, nous expliqua en roulant des yeux furibonds qu’“ici”, c’est-à-dire au lycée, aucune révolution ne s’était produite, que l’ordre continuait à régner, et pour appuyer ses propos il allongea sur le banc ceux d’entre nous qui s’étaient particulièrement illustrés en jouant les révolutionnaires à la récréation, et leur administra une exemplaire volée de coups. Nous tous, qui assistions à cette correction, eûmes la vague intuition qu’il s’agissait là d’un symbole néfaste d’une grande portée prémonitoire. Une révolution n’était pas ce qu’elle aurait dû être si dès le lendemain, à l’école, des garçons se faisaient flanquer une raclée pour avoir joué à la révolution. Une révolution comme celle-là ne pouvait qu’avorter. Et, de fait, elle avorta.

Toutefois, la guerre n’était pas encore terminée. La révolution signifiait la fin de la guerre : je le comprenais comme tout le monde. Manifestement, la guerre ne se terminerait pas par une victoire finale, puisque le petit effort nécessaire, c’était incompréhensible, n’avait pas été fourni. Mais ce que serait une fin de guerre sans victoire finale, je n’en avais aucune idée ; il fallait que je le voie pour pouvoir l’imaginer.

Comme la guerre s’était déroulée au loin, quelque part en France, dans un monde irréel d’où seuls nous parvenaient les communiqués comme des messages de l’au-delà, sa fin n’avait pas non plus pour moi de réalité tangible. Rien ne changeait dans mon entourage immédiat, celui que percevaient mes sens. L’événement avait lieu exclusivement dans la sphère du grand jeu que j’avais rêvé pendant quatre ans… Il est vrai que cette sphère avait pour moi beaucoup plus d’importance que le monde réel.

Les 9 et 10 novembre, il y eut encore des communiqués dans le style coutumier : “Tentatives de percées ennemies repoussées”, “…après une courageuse défense, nos troupes se sont retirées sur des positions préparées à l’avance”… Le 11 novembre, il n’y avait pas de communiqué au commissariat quand je m’y présentai à l’heure habituelle. Le tableau noir béait sur le vide, et je fus terrifié en imaginant ce que serait ma vie si cet endroit où j’avais pendant des années puisé la nourriture de mon esprit et le contenu de mes rêves ne m’offrait désormais plus rien qu’un tableau noir vide, pour toujours, pour l’éternité. Pourtant, je poursuivis mon chemin. Il devait bien y avoir quelque part des nouvelles du front. En admettant que la guerre soit terminée (ce qu’il fallait envisager), sa fin devait bien avoir eu lieu quelque part, quelque chose comme le coup de sifflet signalant la fin du match, matière à communiqué. Il y avait un autre commissariat quelques rues plus loin. J’y trouverais peut-être un bulletin.

Il n’y en avait pas non plus. La police avait donc été contaminée par la révolution, et l’ordre ancien était détruit. Mais je ne pouvais me résigner. Je continuai à traîner dans les rues, trempé par la pluie fine de novembre, à la recherche d’une nouvelle quelconque. Je parvins dans des endroits que je connaissais moins bien.

Je trouvai quelque part un petit attroupement devant l’étalage d’un marchand de journaux. Je pris la queue, la remontai en catimini, et pus enfin lire ce que tous lisaient dans un silence accablé. C’était un journal sorti plus tôt que l’heure habituelle, et qui annonçait : “L’armistice est signé.” Ce titre était suivi des conditions, une longue liste. Je la lus, et me figeai en la lisant.

À quoi comparer ce que je ressentis – ce que ressent un garçon de onze ans qui voit s’écrouler tout son monde imaginaire ? J’ai beau réfléchir, il est difficile de trouver un équivalent dans la vie réelle, dans la vie normale. Car certaines catastrophes oniriques ne sont possibles que dans un univers onirique. Si quelqu’un demande à voir un extrait de son compte après avoir porté pendant des années de grosses sommes à la banque et apprend que, loin de posséder une fortune, il est accablé de dettes énormes, il doit ressentir la même chose. Seulement voilà, ce n’est possible qu’en rêve.

Ces conditions ne parlaient pas le langage lénifiant des derniers bulletins. Elles parlaient la langue impitoyable de la défaite. Cette langue que les communiqués n’employaient que pour parler des défaites ennemies. Que cela pût nous arriver, à “nous”, et non pas incidemment, mais comme le résultat final d’une longue suite de victoires – mon entendement se refusait à l’admettre.

Je lus plusieurs fois les conditions, la tête renversée en arrière, comme j’avais lu pendant quatre ans les communiqués du front. Je m’arrachai enfin à la foule, et m’en fus au hasard. Le quartier où je m’étais égaré à la recherche de nouvelles m’était presque inconnu, et j’arrivai dans un autre que je connaissais encore moins bien ; j’allais à la dérive dans des rues que je n’avais jamais vues. Une petite pluie de novembre tombait.

Le monde entier était devenu pour moi distant et hostile comme ces rues inconnues. Outre les règles fascinantes que je connaissais, le grand jeu, manifestement, en avait d’autres qui m’avaient échappé. Il devait avoir eu quelque chose de fallacieux et de faux. Mais où trouver un appui, la sécurité, la foi et la confiance si le cours du monde était à ce point perfide, si les victoires s’ajoutaient aux victoires pour conduire à la défaite finale, si les vraies règles du jeu n’étaient pas énoncées, mais ne se révélaient qu’après coup dans un résultat accablant ? J’entrevoyais des abîmes. La vie m’épouvantait.

Je ne crois pas que la défaite de l’Allemagne ait pu porter à quiconque un coup plus terrible qu’à ce garçon de onze ans qui errait dans les rues mouillées de novembre, sans savoir où, sans remarquer la petite pluie fine qui le transperçait peu à peu. En particulier, je ne crois pas que la douleur du caporal Hitler ait pu être plus profonde, lui qui à peu près à la même heure, à l’hôpital militaire de Pasewalk, ne put supporter d’entendre la nouvelle de la défaite. Il est vrai qu’il réagit de façon plus théâtrale que moi. “Il me fut impossible de rester là, écrit-il. Tandis qu’un voile noir s’abattait à nouveau sur mes yeux, je regagnai le dortoir à tâtons, en titubant, me jetai sur ma couche et enfouis ma tête brûlante dans la couverture et l’oreiller.” Sur quoi il décida de se lancer dans la politique.

Une attitude curieusement plus puérile et en même temps plus provocante que la mienne. Et pas seulement l’attitude. Quand je compare les conséquences de cette douleur commune chez Hitler et chez moi – chez le premier, rage, défi, et la résolution d’entrer en politique ; chez le second, doute quant à la validité des règles du jeu et épouvante prémonitoire devant le caractère aléatoire de l’existence –, je ne puis m’empêcher de trouver la maturité du garçon de onze ans supérieure à celle de l’homme de vingt-neuf.

Quoi qu’il en soit, dès cet instant, il était écrit que je ne serais pas en bons termes avec le Reich hitlérien.

6

 

Toutefois, dans un premier temps, ce n’est pas au Reich hitlérien que j’eus affaire, mais à la révolution de 1918 et à la république de Weimar.

La révolution eut sur moi et mes contemporains un effet inverse de celui de la guerre. La guerre avait laissé notre vie de tous les jours intacte jusqu’à l’ennui, tout en fournissant à notre imagination une nourriture riche et inépuisable. La révolution apporta de nombreux changements dans la réalité quotidienne, et toutes ces nouveautés étaient – je m’apprête à en parler – aussi variées que passionnantes. Mais elle laissait l’imagination en friche. Contrairement à la guerre, elle ne se présentait pas avec cette simplicité lumineuse qui permet de classer les événements. Toutes ses crises, ses grèves, ses fusillades, ses putschs et ses cortèges de manifestants restaient incohérents et confus. Jamais on ne savait exactement ce qui était en jeu. Impossible de s’enthousiasmer. Impossible même de comprendre.

On sait que la révolution de 1918 n’était pas une opération organisée et planifiée. C’était un effet secondaire de l’effondrement militaire. Le peuple – le peuple, vraiment ! Il n’y avait presque pas d’encadrement –, se sentant trahi par ses chefs militaires et politiques, les avait fait fuir. Fait fuir ; on ne peut même pas dire qu’il les avait chassés. Car, au premier geste menaçant qui faisait mine de vouloir les effaroucher, tous, à commencer par l’empereur, avaient disparu sans crier gare ni laisser de traces, à peu près comme le feraient plus tard, en 1932-1933, les leaders de la république. Les politiciens allemands, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne sont pas versés dans l’art de perdre.

Le pouvoir était tombé dans la rue. Parmi ceux qui le ramassèrent ne se trouvaient que très peu d’authentiques révolutionnaires, et même ceux-ci, quand on les considère avec le recul, ne savaient que confusément ce qu’ils voulaient et comment ils prétendaient l’obtenir. Il faut bien dire que si presque tous furent passés par les armes en l’espace de six mois, cela n’est pas seulement le signe d’un manque de chance, mais aussi d’un manque de dispositions.

La plupart des nouveaux dirigeants étaient de braves gens bien empêtrés, installés de longue date dans les habitudes confortables d’une opposition loyale, accablés par ce pouvoir qui leur tombait du ciel et anxieux de s’en débarrasser avec élégance le plus rapidement possible.

Enfin, il y avait parmi eux un certain nombre de saboteurs, décidés à “récupérer” la révolution, entendez : à la trahir. Le sinistre Noske4 est le plus célèbre de ceux-ci.

Le jeu qui en résulta, c’est que les véritables révolutionnaires organisèrent en dilettantes quelques putschs mal préparés, et que les saboteurs leur opposèrent la contre-révolution, ce qu’on appelait les “corps francs” qui, déguisés en troupes gouvernementales, firent en l’espace de quelques mois un sort sanglant à la révolution.

Impossible, avec la meilleure volonté, de découvrir dans tout ce spectacle quoi que ce fut d’enthousiasmant. Jeunes bourgeois qui, pour couronner le tout, venaient d’être arrachés de façon plutôt brutale à quatre années d’ivresse patriotique et belliqueuse, nous ne pouvions bien évidemment qu’être “contre” les rouges : contre Liebknecht5 Rosa Luxemburg6 et leur Spartakusbund, dont nous ne savions confusément qu’une seule chose : il voulait “tout nous prendre”, sans doute tuer nos parents s’ils avaient de l’argent, et installer un régime terrible, “comme en Russie”. Nous étions donc, bon gré mal gré, “pour” Ebert7, Noske et leurs corps francs. Mais il était malheureusement impossible d’éprouver une vraie sympathie pour ces personnages. Le spectacle qu’ils offraient était trop manifestement repoussant. Le parfum de trahison qui leur collait à la peau était trop pénétrant : il parvenait même aux narines des enfants de dix ans. (Je voudrais souligner encore une fois que la réaction politique des enfants est tout à fait intéressante pour l’historien : ce que “tous les enfants savent” est en général la quintessence ultime et irréfutable d’un processus politique.) Les corps francs, avec toute leur cruauté martiale, nous aurions peut-être aimé les voir ramener Hindenburg et l’empereur. Mais ils combattaient avec ostentation pour “le gouvernement”, donc pour Ebert et Noske, et il y avait là quelque chose de pourri. Car Ebert et Noske étaient à l’évidence des traîtres à leur propre cause et, d’ailleurs, c’est exactement de cela qu’ils avaient l’air.

En outre, depuis que les événements s’étaient à ce point rapprochés de nous, ils étaient devenus beaucoup plus embrouillés et difficiles à comprendre qu’à l’époque où ils se déroulaient sur le sol de la lointaine France et où les bulletins du front les replaçaient chaque jour dans une lumière convenable. Il arrivait maintenant que l’on entendît des coups de feu presque quotidiens, mais on n’apprenait pas toujours ce que cela signifiait, il s’en faut de beaucoup.

Un jour il n’y avait pas d’électricité, le lendemain les tramways ne roulaient pas, mais on ne savait pas trop si c’était pour le compte des spartakistes ou pour celui du gouvernement qu’on devait s’éclairer au pétrole ou aller à pied. On vous fourrait de force des tracts dans la main ou on lisait des affiches décorées du titre “L’heure du règlement de comptes approche !”, et il fallait se frayer un chemin à travers de longs paragraphes bourrés d’insultes et de reproches indéchiffrables avant de comprendre si les “traîtres”, les “étrangleurs du prolétariat” et autres “abuseurs sans scrupules” étaient cette fois Ebert et Scheidemann8 ou bien Liebknecht et Eichhorn9. On voyait défiler chaque jour des manifestations. À l’époque, les manifestants avaient l’habitude de crier “Hourra !” ou “À mort !” en réponse à un toast porté par un des participants. À quelque distance, on entendait uniquement les “Hourra !” ou “À mort !” scandés en chœur par des milliers de voix, mais le soliste qui avait donné le ton était inaudible. Une fois encore, on ne savait pas où on en était.

Il en alla ainsi, avec quelques interruptions, pendant un peu plus de six mois, puis les choses commencèrent à se tasser après que la situation fut devenue absurde depuis longtemps. Au fond, le sort de la révolution fut scellé – il va de soi que je ne le savais pas encore à l’époque – le 24 décembre, lorsque les ouvriers et les matelots, après avoir remporté la victoire dans un combat de rue devant le château, se dispersèrent et rentrèrent chez eux pour fêter Noël. La fête finie, ils retournèrent bien sur le sentier de la guerre, mais, entre-temps, le gouvernement avait rassemblé suffisamment de corps francs. Durant quinze jours, il n’y eut pas de journaux à Berlin, mais seulement des coups de feu proches et lointains – et des rumeurs. Puis les journaux reparurent, le gouvernement avait gagné, et le jour suivant on apprit que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg avaient été abattus, tous deux alors qu’ils tentaient de s’enfuir. Pour autant que je le sache, c’est là l’acte de naissance de cette façon de traiter les adversaires politiques qui est devenue depuis la règle à l’est du Rhin : on les abat alors qu’ils tentent de s’enfuir. Elle était à l’époque si peu familière que nombre de gens prirent l’expression à la lettre et y ajoutèrent foi. C’étaient des temps civilisés.

Ainsi, le sort avait joué contre la révolution, mais le calme ne fut pas rétabli pour autant, bien au contraire. Les affrontements les plus rudes ne se produisirent à Berlin qu’en mars (et à Munich en avril), alors que la seule question à régler était, si l’on peut dire, les funérailles de la dépouille de la révolution. Les combats éclatèrent à Berlin quand la Volksmarinedivision, première troupe révolutionnaire, fut tout simplement dissoute par Noske en bonne et due forme. Elle refusa de se laisser dissoudre, elle se rebiffa, les ouvriers du nord-est de Berlin volèrent à son secours, et les “masses égarées”, qui ne pouvaient comprendre que leur propre gouvernement lançât contre eux leurs ennemis, menèrent huit jours durant un combat farouche, désespéré, perdu d’avance. Dès le départ, l’issue ne faisait aucun doute, et la vengeance des vainqueurs fut terrible. Il est remarquable qu’à cette époque, au printemps 1919, alors que la révolution de gauche s’efforçait en vain de prendre forme, la future révolution nazie, sans Hitler il est vrai, était déjà achevée, déjà puissante. Les corps francs, à qui Ebert et Noske durent leur salut, étaient exactement la même chose que les futures troupes de choc nazies.

Composés parfois des mêmes personnes, ils avaient surtout les mêmes opinions, le même comportement, le même style de combat. Ils avaient imaginé d’abattre les ennemis en fuite, ils possédaient une science de la torture déjà très avancée, et – préfiguration du 30 juin 193410 –, lorsqu’il s’agissait de coller indistinctement leurs adversaires au poteau sans trop se poser de questions, ils ne reculaient pas devant le nombre. Ils avaient la pratique, il ne manquait plus que la théorie. Hitler allait la livrer.

Histoire d'un allemand
titlepage.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_000.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_001.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_002.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_003.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_004.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_005.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_006.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_007.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_008.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_009.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_010.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_011.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_012.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_013.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_014.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_015.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_016.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_017.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_018.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_019.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_020.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_021.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_022.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_023.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_024.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_025.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_026.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_027.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_028.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_029.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_030.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_031.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_032.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_033.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_034.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_035.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_036.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_037.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_038.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_039.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_040.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_041.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_042.xhtml
Histoire d'un allemand - Haffner_split_043.xhtml